X
À bien des égards, le retour de la côte Rouge était loin. Pas en temps, cela faisait à peine trois jours, mais en événements et, encore pire, en événements qui n’avaient pas eu lieu. Non, le pire était qu’Elyia commençait à avoir honte.
Se servir des autres, depuis qu’elle travaillait pour Ender, elle l’avait toujours fait, et toujours avec le même malaise. Au début, il y avait le contexte qu’elle trouvait et les gens qui étaient impliqués dans l’affaire. Et, après tout, il s’agissait de leur situation. Elle n’avait pas à tenir compte d’eux, elle avait une mission à remplir. Voilà. Seulement petit à petit, sous ses doigts, la situation changeait pour devenir sienne, telle qu’elle l’avait altérée. Et là, les individus n’y étaient pour rien. Etat d’impuissance qui devenait de plus en plus flagrant avec sa domination de la situation, jusqu’à ce que les acteurs du drame soient plus les marionnettes de la situation mais, avant tout, les siennes. Certaines s’emmêlaient dans leurs fils, d’autres les coupaient, quelques-unes se brisaient, et Elyia ne pouvait plus prétendre être innocente de leurs destins. En général, c’était à ce moment-là qu’elle commençait à commettre des erreurs, quand sa mégalomanie coupable se mettait à confondre l’apitoiement sur soi-même et la préoccupation d’autrui. Lorsqu’elle se prenait d’une affection miséricordieuse pour ses pions…
Sa relation avec Deen Chad entrait dans cette phase, elle le savait. Mais elle ignorait comment y échapper. Connaître ses défauts était une chose, les contourner en était une autre. Alors elle s’en servait, ce qui accroissait encore son dégoût d’elle-même.
Jusque-là, elle lui avait menti chaque fois qu’elle avait ouvert la bouche et elle avait gagné sa confiance au point que lui ne trichait plus. Facile, rodé, sans bavures. Oui mais.
Mais la situation s’envenimait et quelques vérités indicibles devenaient inéluctables, faute de compromettre son travail. Alors, pour faire passer l’amère pilule en douceur, elle coucherait avec lui. Ce qui tomberait relativement bien, puisqu’elle en serait au stade où elle le trouverait moins moche, pas si con et vaguement perfectible. Bref : gentil. Mais avoir, dans l’avenir immédiat, une ou deux parties de fesses avec un gentil ne réjouissait pas vraiment Elyia. Même si une poignée de câlins n’avaient jamais nui à personne, il lui semblait que d’autres ambitions cadraient mieux avec son tempérament.
De Chad, elle tenait deux noms : Zaksevi et Milé Dak. La Médicolégale était formelle : Zaksevi et le cadavre en bas de la falaise étaient une seule et même personne. Zaksevi avait dû servir d’informateur à Pylos. Sur Milé Dak, tout ce que possédait Invest était sans doute faux car son fichier R.G. – Police d’État – était vide. Et l’adresse dénichée par Axid était douteuse, même en tant que boîte postale, statut qu’elle paraissait n’avoir jamais dépassé.
Grâce à la sphère mémoire, Chad croyait savoir que Pylos avait des préoccupations politiques et qu’appuyé par une branche spéciale de la Police d’État – à laquelle appartenaient les deux Hherkron et Zaksevi – il s’opposait à une autre branche fomentant la reprise en main d’un gouvernement jugé trop laxiste. Au dépouillage, la sphère avait dévoilé la tendance des activités de ce dernier groupe : le sabotage en règle du climat social et économique des industries contrôlées, à titre privé, par les membres du gouvernement. Le schéma sautait aux yeux : il s’agissait de démontrer aux Cheurains que leurs responsables étatiques étaient aussi incompétents que malévoles, tout en les impliquant dans de multiples malversations, détournements de fonds et suicides douteux.
— Rien de très original, les enfants ! avait commenté Dobber Flak. Ni de vraiment nouveau, d’ailleurs.
— La P.E. contrôlant l’État ? s’était récrié Deen Chad. Zut, Dob ! La logique voudrait le contraire, non ?
— Fils, les gouvernements passent, la P.E. est toujours en place… Ne serait-ce qu’à l’ancienneté, c’est elle qui tient les rênes… (Ce sujet, manifestement, blasait le vieux Dob.) Les services spéciaux sont techniquement les garants des constitutions de tous les mondes, pas vrai, ma fille ?
Elyia aussi avait hérité du sobriquet ridicule dont Flak couvrait ses inspecteurs, avec un pronom possessif en guise de genre.
— Vous avez raison, grand-pa ! l’avait-elle séché. Ce qui n’autorise personne à fermer les yeux.
C’était cette phrase qui avait achevé de lui rallier Deen Chad.
— Foutaises d’idéaliste ! s’était rebellé Dob. Les institutions fonctionnent malgré les abus de ses tuteurs et… (Il s’était dressé sur son fauteuil, un doigt en l’air. Il le vit, ridicule au bout de son bras tendu, lui jeta un regard noir et se rassit.) D’accord ! Vous voulez aller au bout ?
Ce revirement furieux les stupéfia. Ils se contentèrent d’acquiescer d’un mouvement de tête.
— Je perds tous mes meilleurs solos sur ce genre d’affaire, de toute façon… Parce que ne croyez pas que vous êtes les premiers à vous attaquer à la P.E., hein ? Votre Milé Dak, ça fait douze ans que je cours après !… Jamais vu, jamais pris. De temps en temps, j’ai un gars qui tombe dessus et qui veut se le farcir. Alors je fais comme avec vous, je dis non. Puis la fierté l’emporte, je cède et je finis par accompagner mon gars à l’incinérateur en me jurant que c’était la dernière fois.
— Je peux avoir ces dossiers ? demanda Deen.
— Bien sûr, fils. Mais ils sont classés. Pas question de les rouvrir. Je résume donc : tu termines l’affaire Hherkron/Axid – l’affaire criminelle, j’entends. Tu boucles Dak s’il est le tueur ou le commanditaire, mais tu ne mets pas ton nez dans les embrouilles de la P.E., compris ?
Deen Chad quitta le bureau avec les disquettes de Dobber. Elyia qui l’avait suivi, fut rappelée par le Dieu Flak juste avant de sortir :
— Tu veilles sur lui, ma fille, hein ?
Elle l’observa intensément.
— Vous êtes sûr que vous n’en savez pas un peu trop… papi ?
Il haussa les épaules et tourna la tête.
***
L’inspecteur Chad s’était installé avec un ordinateur en face de la boîte postale de Milé Dak et il épluchait son dossier. Elyia infiltrait la Police d’Etat grâce à la mémoire cachée de l’ordinateur de Pylos, mémoire dont Chad ignorait l’existence puisque, dans la piscine, elle l’avait transférée par micro-ondes dans le processeur de son agrave. Pylos l’avait codée grâce à un logarithme que seul Ender était censé maîtriser, mais Elyia se méfiait : ce que Deen lui avait dit du service informatique d’Invest – et ce qu’elle en avait constaté – supposait qu’il possédait un génie capable de casser les meilleurs chiffres.
D’après leur accord de collaboration, elle était chargée de vérifier chaque lièvre levé par lui et, heureusement, ces lièvres étaient faisandés depuis suffisamment longtemps pour qu’elle lui donne ses réponses sans leur consacrer trop de temps. Ils communiquaient régulièrement mais ne se rencontraient pas.
Deen : Axid avait un contact dans la Police d’État. Il n’a pas pu déduire certains noms autrement.
Elle : Mani.
Deen : Pardon ?
Elle : Mani sous-dirigeait le département Média du ministère de l’Intérieur. Elle avait accès à certaines informations internes.
Deen : Alors, c’est… c’est…
Elle : Un service régulier de la P.E. qui l’a éliminée parce qu’elle avait espionné et trahi. L’ordre provient peut-être du ministre lui-même.
Deen : Oh, bon sang !
Elle : Je t’avais prévenu. Pas de morale, des valeurs relatives… Tes certitudes vont souffrir.
Ainsi l’avait-elle tutoyé – pour la première fois – et instantanément coupé la communication, le privant de l’usage contigu du même tutoiement. Comme prévu, le début de la conversation suivante fut pour lui infernal, et elle prit un malin plaisir à ne prononcer aucun pronom.
Lui : Milé Dak est le nom de code d’un groupe.
Elle : Certain, mais ce doit être aussi le pseudonyme de son dirigeant.
Lui : Zaksevi en a fait partie. L’un des deux Hherkron aussi. Aucune trace de Pylos. Croy… penses-t… est-il possible que ce soit la sagacité d’Axid qui ait alerté Dak ?
Elle : Certain.
Lui : J’aurais besoin que… (Là, il avait cherché un moment avant de reconstruire sa phrase de manière impersonnelle.) C’est juste un soupçon… Il faudrait savoir qui, à la T.A.M., avait les moyens d’intercepter les recherches d’Axid.
Elle : Il y a plus de chances que ce soit les indélicatesses de Mani dans son département qui…
Lui : Dans ce cas, la P.E. aurait éliminé Mani avant Axid, et Milé Dak n’aurait pas eu à s’occuper du mari, qu’il soit ou non au courant de l’avancement de son investigation. D’autre part, Pylos, Zaksevi et Hherkron bis n’auraient pas été descendus le même jour qu’Axid, et peut-être jamais.
Mais c’était vrai qu’il n’était pas si con !
Elle : D’accord. Il est logique que la Police d’État ait une antenne à la T.A.M. Ce n’est jamais qu’une magnifique source d’informations, et elle peut être aux mains de Milé Dak. Je cherche dans ce sens. Mais, Deen, tu as intérêt à dénicher son homologue chez Invest, et discrètement !
Elyia prenait un malin plaisir à entretenir ce suspens pronominal. Elle coupa et mit son com en sommeil.
***
Pour mettre un pied dans la Police d’État, Elyia n’avait que l’embarras du choix et l’avantage d’un physique ne laissant indifférent que les homosexuels monovalents, la plupart des non-humains et quelques génétypes très éloignés du sien. Après examen des notes de Pylos, elle jeta son dévolu sur un « passif », qualifié par Pylos de « correspondant potentiel », spécialisé dans les techniques de surveillance. Il s’appelait Gass Sevni et avait tout du jeune prodige de l’électronique que l’Etat avait pris sous son aile pour l’empêcher de mettre ses capteurs là où il ne fallait pas. Il se situait à un niveau de sécurité très bas mais, compétence oblige, intervenait sur des affaires délicates.
Trois choses en lui intéressaient Elyia : il adorait son boulot, détestait ce qu’on en faisait et avait travaillé plusieurs fois sur des enquêtes concernant des services administratifs ou policiers, dont la T.A.M. et Invest. Anodin, irremplaçable, bien informé et joli garçon… Elle le rencontra « par hasard » dans un club de Yool, se retournant et le percutant de plein fouet alors qu’il s’approchait du servo-bar.
Opportunément, elle se retrouva les bras enlaçant son torse, les seins sur sa poitrine et les lèvres à deux doigts des siennes. Lui avait une jambe entre les siennes et les mains sur sa taille. Elle lui accorda cinq secondes pour s’écarter.
— Je… Excusez-moi, dit-elle, embarrassée, ses yeux confus plantés dans les siens…
Il remarqua instantanément qu’aucune femme n’était aussi belle et qu’une légère gêne dans ses yeux smaragdins n’avait rien à se faire pardonner.
— Tout le plaisir est pour moi, osa-t-il.
Alors, elle sourit. Doucement, comme pour rendre hommage. Et se fendit d’un « merci » flatté, dont l’humble sincérité était indiscutable. Des talons qui cambraient délicatement ses jambes, jusqu’à ses cheveux fins d’un noir irisé, peignés haut, elle avait forcé la dose sur tous les compartiments de sa beauté sereine. Rien d’assez troublant pour être aguicheur ou avantageux mais, à deux ou trois mètres, il était impossible de ne pas disjoncter. À quatre-vingts centimètres, le survoltage devenait fatal.
— Vous jouez au Yool ? banalisa-t-il.
— Avec joie.
— Je m’appelle Gass.
— Elyia.
Populaire d’un bout à l’autre de la Galaxie, le Yool se jouait à deux autour d’une table holojectée, gérée par un processeur central alimenté par deux ordinateurs indépendants. Chacun des joueurs pilotait un camp par l’intermédiaire d’une console et d’un écran inclinés vers lui. Le processeur central concoctait et maîtrisait le « milieu » (planétaire ou cosmique), déplaçait les représentations holos des « pions » – de n’importe quelle nature –, résolvait les « combats », analysait la situation, informait les joueurs de tous les éléments nécessaires au développement de leurs stratégies et comptabilisait les points. En quelque sorte, c’était une guerre totale, visualisée en trois dimensions, et dont les règles changeaient à chaque partie en fonction du « milieu », des « pions », des objectifs et des accords passés entre les joueurs.
Gass Sevni proposa un champ d’astéroïdes miniers géré équitablement par deux compagnies industrielles. Elyia suggéra que la partie s’achève par le contrôle total du champ. L’ordinateur leur servit un système complexe de bases spatiales qu’ils entreprirent, par tous les moyens, de conquérir. La partie fut brève.
Il était difficile d’oublier qu’on avait tenu Elyia dans ses bras. Gass n’arrêtait pas d’y penser. Il perdit lamentablement en moins de deux heures sans que son adversaire démontre de talent particulier pour le Yool.
— Je gagne, j’offre à boire, ponctua Elyia.
Il ne songeait pas à refuser.
— Vous tenez particulièrement à ce que ce soit ici ? esquissa-t-il.
— Je préférerais un endroit moins froid… Plus musical mais aussi calme.
Il était ravi.
La boîte dans laquelle il la conduisit répondait aux trois critères. Ils burent jusqu’à la douce ivresse, rirent de dialogues anonymes et dansèrent, de plus en plus près.
— On s’en va ? demanda-t-il, hésitant.
— D’accord, répondit-elle timidement.
— Chez moi ? risqua-t-il.
Elle lui prit la main et la pressa fort, une fois, ce qu’il traduisit intelligemment comme une approbation.
Il habitait tout en haut d’un immeuble luxueux près du centre. Il y avait tant d’étages que, quand l’ascenseur y parvint, le corsage d’Elyia béait sur toute sa longueur et sa jupe, d’un côté, remontait jusqu’à la naissance de la cuisse. En tout cas les doigts de Gass sur la soie des dessous d’Elyia ne risquaient pas de laisser supposer que leur rencontre était professionnelle.
Gass Sevni allait lent et loin. Elyia s’en délecta longtemps.